Une affaire entre individus

Document original de l’auteur
 

Revenu de base, une affaire entre individus

Christopher Houghton Budd, historien de l’économie, Canterbury (1)
mars, 2006

On pourrait attendre de n’importe quelle société civilisée que ses citoyens garantissent qu’aucun parmi eux ne manque de l’essentiel pour vivre. Dans la plupart de nos sociétés, – vu leurs dépenses militaires exorbitantes et les énormes inefficiences découlant de la gestion étatique de l’économie, allant de pair avec le fait que l’individuation en cours (émergence de l’âme de conscience) engendre toujours plus de richesses –, le problème ne peut pas être le manque d’argent. En cause est la manière de le redistribuer.
Cette question a deux faces. D’abord, sommes-nous au clair que, abstraction faite des problèmes de distribution, la caractéristique dominante de la vie économique moderne est un niveau de richesse plus qu’adéquat? Ensuite, avons-nous la générosité, voire l’intérêt propre, de tout faire pour qu’une part de la richesse d’aujourd’hui soit destinée à garantir à tous un niveau de revenu fondamental? Ces deux aspects sont interdépendants – la volonté de réaliser le dernier aspect nous ferait voir le premier, et vice versa. Ceci pour dire qu’il nous faut être cohérent en promulguant des arrangements conformes à nos idées.
Le problème n’est pas d’ordre économique. Le revenu de base est la simple contrepartie monétaire des besoins fondamentaux. Pour cette raison, il s’agit par exemple en politique monétaire de garantir que l’argent couvre la totalité des biens et services disponibles ou, autrement dit, qu’il y ait assez d’argent pour acheter les biens et services disponibles. De même, le but du revenu de base, en termes de principe politique, est de garantir que l’humanité dans son ensemble dispose d’un revenu suffisant pour couvrir ses dépenses essentielles. Cela entrerait dans une politique monétaire éclairée, c’est-à-dire une politique monétaire basée sur la mise en équation des flots monétaires avec cette double reconnaissance: revenu égale besoins et investissement égale capacités(2.). Il en découlerait la fin de l’enchevêtrement de l’argent et du crédit (respectivement argent d’achat et argent de prêt, selon les termes de Rudolf Steiner).
En effet, et peut-être plus que tout autre chose, c’est ce lien-là qui nous enchaîne aux conditions d’avant la globalisation. Au niveau technique, ce lien est à la fois épistémologique et structurel. C’est-à-dire que nous pensons et agissons comme s’il n’y avait pas de différence entre argent et crédit. C’est pourtant par cet amalgame de deux catégories distinctes que notre vision de l’économie reste rivée à notre cerveau, alors que, selon la formule parlante de Steiner, nous devrions penser «avec ce qui s’envole de la terre.»
Celui qui veut trouver la volonté de faciliter l’avènement du revenu de base se heurte à deux problèmes. Le premier concerne notre conception du monde, l’autre est d’ordre pratique. Aucune volonté ne s’engagera en faveur d’un tel projet tant que nous croyons – ou que nos politiques économiques impliquent – que, tout compte fait, certains méritent d’être pauvres ou d’avoir faim. Et pas davantage si la survie du plus fort et d’autres concepts proches du racisme devaient nous servir de phares. C’est en fait de telles idées qui nous poussent à ignorer les conditions de vie de notre prochain. Bien sûr, nous sommes également incités à un tel égoïsme par l’incessante référence à la «main invisible», par les prix toujours plus bas, et par l’implacable concurrence, autant de mots d’ordre d’une approche de la vie économique qui se prétend scientifique. La manière de se libérer de ces concepts est sujette à controverse, mais il faut franchir ce pas si nous voulons trouver, dans notre propre nature, la source du bien-être général.
Le deuxième problème est d’ordre pratique: Comment aménager un revenu de base? Il y a trois options:

  1. d’attribuer ce rôle à l’état. Mais ceci conduira seulement à un salaire minimum qui, lui, sera également minimal parce que, en tant qu’acteur économique, l’état ne peut que penser en termes d’agrégats et de moyennes et jamais en termes d’individus concrets. L’état tend ainsi à la bureaucratie, au draconien et à l’insuffisant.
  2. de laisser ce problème aux «forces du marché» parce qu’elles sont considérées comme les mieux à même de définir ce qu’il faut à l’être humain. Mais les forces du marché appartiennent à la sphère des biens et n’ont rien à voir avec le revenu, ni sur le plan conceptuel ni social. Pour être efficaces, elles reposent sur l’idée que le travail est un bien comme un autre, voire qu’il est une façon valable de mesurer la valeur humaine.
  3. de nous tourner vers les êtres humains en tant que tels – c’est en fait d’eux seuls que proviennent à la fois la prospérité et le bien-être général, la création de richesses et leur distribution. La question est alors de savoir comment les êtres humains peuvent collectivement allouer une part des richesses de la société à la couverture d’un revenu de base. Il est essentiel à ce propos que le niveau de ce revenu ne soit ni uniforme ni imposé de l’extérieur. C’est l’affaire des premiers concernés.

Les employés d’une entreprise, par exemple, devraient s’allouer une somme globale et ensuite répartir cette somme entre eux selon le mode de leur choix, mais de telle sorte que personne ne reste dans le besoin. De l’autre côté, le montant global devrait être abordable pour l’entreprise et en rapport avec la question suivante: pouvons-nous, si nous sommes correctement rémunérés, faire ensemble une contribution telle à la société que celle-ci reconnaisse et ‘compense’ de manière adéquate ce qui revient à notre entreprise (la valeur de son produit)?
Le forum pour de telles discussions devrait se trouver au sein même de l’entreprise. L’état, lui, a le rôle de fournir le cadre légal permettant de tels arrangements. En effet, si des individus s’allouaient ensemble leur propre rémunération et garantissaient ensemble que leur entreprise commune disposait du revenu nécessaire (en raison de sa valeur telle que ses clients la perçoivent), alors le besoin d’avoir des droits fournis de l’extérieur serait minime, voire inexistant. Il devrait même être possible à quelqu’un de ne rien percevoir si sa situation le lui permet et de ne pas être obligé d’accepter un traitement minimum décrété par l’état.
En plus, en institutionnalisant de tels arrangements, il faut veiller à ce que des accords collectifs entre individus souverains ne soient pas récupérés, voire corrompus par l’état. Cela reviendrait à politiser une relation sociale cruciale, alors qu’elle ne devrait rester qu’une simple tâche économique: celle de garantir d’abord que tous nos besoins essentiels sont couverts avant de nous allouer des fonds supplémentaires.
Par extension, des considérations similaires s’appliquent évidemment au financement des retraites et à d’autres formes d’assurances sociales, toujours le même problème en différentes variations: Comment me pourvoir d’un revenu ici et maintenant et pourvoir d’autres d’un revenu ailleurs et à un autre moment? Il va de soi que je ferai partie de ces ‘autres’ quand je serai infirme ou âgé.
Tout le domaine des assurances sociales est sous le joug de cette question qui, bien qu’elle puisse entraîner une réponse complexe, n’est pas compliquée à comprendre. Et en effet, la réponse n’est pas si difficile à saisir non plus. Les difficultés de compréhension sont toutes liées à la manière dont l’individu surmonte son égocentrisme quant à la vie économique. Elles n’ont que très peu à faire avec les arrangements pratiques ou les possibilités économiques.
On peut s’en rendre compte en regardant les trois principaux aspects des assurances sociales:

  1. le concept d’emploi
  2. la notion de la retraite
  3. le choix entre un système de redistribution directe (par lequel ceux qui sont actuellement employés paient aujourd’hui pour ceux qui sont actuellement sans emploi) et le placement dans des fonds d’investissement (qui présuppose que chacun de nous ignore les besoins des autres et subvient lui-même à ses propres futurs besoins en prêtant ses fonds pour un temps, ce qui lui donnera plus tard droit à un certain revenu.) Le concept moderne d’emploi est d’ailleurs problématique en soi Si nous étions tous rémunérés pour les fruits de notre activité au lieu d’être payés pour notre travail, le concept d’emploi ne se présenterait pas, comme dans le cas des personnes exerçant une activité indépendante. Eux se posent une seule question: «Combien de temps puis-je faire une contribution utile à la société et être rémunéré pour cela?»

A cela est lié un deuxième problème mal posé: l’idée que la retraite devrait se situer à un âge particulier. Quel non-sens économique et humain! En statuant de l’extérieur sur l’âge du droit à la retraite sans tenir compte de la manière de le financer, nous nous attirons des ennuis. Nous le voyons dès que nous tâchons de résoudre la crise des fonds de pension par le simple expédient de repousser l’âge de la retraite. Le vrai problème vient de ce qu’on détermine cette limite de l’extérieur. Si les gens n’étaient pas employés, mais comprenaient qu’ils sont rémunérés pour leur contribution à la société, ils ne penseraient pas en termes de «date moyenne de la fin de la vie active». Les moyennes ont leur raison d’être au niveau statistique, mais elles n’ont aucune réalité comme moteur de politique. Bien sûr, on peut toujours faire la somme de la population totale de plusieurs villes, et ensuite diviser le résultat par le nombre de villes pour obtenir la population moyenne. Faudrait-il décréter pour autant que chaque ville ait la même population? Les moyennes sont tout simplement la source d’erreurs économiques.
Si on laissait faire, les êtres humains se retireraient à des âges différents et pour toutes sortes de raisons – dont aucune ne serait d’avoir atteint la limite d’âge légale. Les aléas de la vie feraient que la myriade des décisions apparemment indépendantes s’équilibrerait, pour ainsi dire, pour la simple raison que le revenu et les dépenses sont les deux faces d’une même pièce, les deux côtés d’une même transaction. La même chose vaut naturellement pour l’épargne et l’investissement. En plus, la retraite signifie que l’on «se retire du travail»; mais à ce stade de la vie, il devrait signifier que «la sagesse est libérée». Sur le plan économique, la différence entre les deux est réelle et considérable.
Finalement, la question-clé des assurances sociales est de l’ordre de la méthode. Comment transférer des fonds de «moi» aux «autres»? Le meilleur moyen est d’assurer que «mon revenu» aujourd’hui soit suffisamment élevé pour comprendre le montant nécessaire à couvrir les besoins des «autres», et que ce montant soit transféré à cet effet dans un compte. Le calcul et la transaction en devraient être immédiats, et non reportés.
Cette proposition est controversée et elle rend caduc le concept qui veut que l’on procède au financement des pensions avec l’argent de prêt. Elle se heurte souvent à l’incrédulité du fait que la plupart des gens dépendent actuellement de tels procédés qui, sans que l’on se rende compte, par leur nature même génèrent une accumulation de capital qui ne devrait pas être et qui doit ensuite être maintenue en préférant le capital au détriment du travail, le «shareholder value» au détriment du revenu des employés (3).
La proposition de financer les retraites par un système de redistribution directe bouscule de nombreuses habitudes. On reprochera à ces arrangements qu’ils entraînent une réduction du rapport de capital, parce qu’ils signifient une hausse des revenus et une baisse des bénéfices des actionnaires. Cela peut ou peut ne pas être le cas, mais il faut considérer que le processus d’investir pour un temps en vue d’un revenu futur demande lui-même un rapport de capital exagéré; un rapport qui, en plus, s’accompagne d’une énorme incertitude et du risque d’iniquités intergénérationnelles.
La question macro-sociale principale à propos des assurances sociales est la suivante: la triple reconsidération esquissée ici (rémunération pour sa contribution à la société à la place de l’emploi; abandon de la limite d’âge légale pour la retraite; création d’arrangements de financement direct) engendrerait-elle la volonté de surmonter l’égocentrisme?
Si ce n’est pas le cas, il est probable – ce qui est pratiquement incontestée – que les arrangements de financement des assurances sociales seront privatisés et individualisés partout, que l’âge de la retraite sera repoussé (réduisant ainsi la période disponible entre la cessation du travail et le passage du seuil à tel point que l’idée de retraite perd son sens (4)) et que les fonds de pension dépendront toujours plus de la capitalisation des biens immobiliers (5).
Tout ceci est effectivement possible mais ne ferait que repousser le jour où le couperet économique tombera. Ce jour-là, chacun reconnaîtra qu’il lui aurait peut-être mieux valu passer sa vie à faire ce que son destin lui demandait plutôt que de travailler pour «gagner sa vie». L’activité que l’on aime, on aurait mieux fait de l’exercer toute une vie et de se faire rémunérer pour elle, plutôt que de l’avoir réservée pour les week-ends et la retraite. Ni le sens économique ni la dignité de la vie ne sont jamais le fait du travail qu’une personne fournit. C’est la reconnaissance et le financement par les autres de sa contribution unique à la société qui fait avancer la vie économique, tout en donnant de la dignité à l’existence humaine.

(1) PO Box 341, GB-CT4 8GA Canterbury (tél. et fax 0044 1227 738207 / christopherhoughtonbudd.com / chb@cfae.biz
(2) Il faut reconnaître que la plupart d’entre nous ne conçoivent l’investissement autrement que dans l’immobilier, la bourse ou tout autre placement de leur argent. Ce ne sont néanmoins que les collatéraux. En réalité, les investissements sont placés dans les individus pour les capacités qu’ils possèdent – ou prétendent posséder! –, capacités dont dépend le profit de tout investissement.
(3) Cela n’est pas une vision marxiste qui conçoit que les capitalistes et les employés constituent deux classes différentes. Dans la vie économique moderne, la plupart d’entre nous sommes à la fois capitalistes et employés.
(4) Cela en dépit de l’idée – répandue parmi ceux qui, dans la City of London, s’occupent du domaine des pensions et exercent une grande influence sur la manière de penser en la matière – que la modification génétique des êtres humains fournira des remèdes «scientifiques» à ce problème du vieillissement.
(5) Les conséquences inflationnistes d’une telle approche sont évidentes. Exemple: la proposition de suspendre la taxation britannique des résidences secondaires provoque déjà une flambée des prix immobiliers en Espagne et au Portugal. Cet arrangement, qui devait entrer en vigueur en avril, a maintenant été aboli, ce qui montre l’inconstance de l’économie d’état!

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